Un succès de Martine St-Clair, un procès de 1991 sur une mélodie volée, un compositeur longueuillois qui engueule un réputé avocat et ce même avocat qui chante son plaidoyer. L’histoire en soi valait la peine d’être racontée. Mais encore, cette affaire est aussi «un miroir fascinant des débats sur l’intelligence artificielle» selon Carl Boisvert, qui a lancé un balado en 4 épisodes sur cette histoire.

En 1988, Martine St-Clair a sorti la chanson «Tous les Juke-Box». Peu de temps après, le compositeur René Grignon reçoit l’appel d’un ami pour le féliciter, cet ami ayant reconnu la mélodie. Excepté que René Grignon n’était pas au courant et que sa musique ne lui est pas créditée. Lorsqu’il entend la chanson, il est sans mot.

S’en suivra trois années avant un procès en 1991, suivi notamment par le journaliste Yves Boisvert de La Presse, que le Longueuillois remportera.

Un peu plus de 34 ans plus tard, Carl Boisvert, un journaliste de formation, a voulu raconter cette histoire. «Au début, je ne l’ai pas dit, mais j’ai pas voulu!» reconnait René Grignon.

Cependant, convaincu par la démarche et le professionnalisme de son interlocuteur, il a accepté.

Un hobby de pandémie

Carl Boisvert est un grand admirateur de Martine St-Clair. Lorsqu’il va la voir lors d’un spectacle en 2021, il découvre une chanson qu’il ne connait pas : «Tous les Juke-Box». Une recherche sur Internet l’amène ensuite vers l’affaire René Grignon.

«Pendant la pandémie, tout le monde se cherchait des hobbies. Moi je faisais des capsules vidéo sur YouTube sur les histoires cachées derrière les chansons connues. Je faisais ça pour mes amis, je mettais ça sur mes réseaux et ça restait là. Quand je suis tombé sur cette histoire-là, je me suis dit : bon, j’ai un projet!» explique-t-il au Courrier du Sud.

Carl Boisvert trace un parallèle entre le cas de René Grignon et celui de plusieurs artistes à l’ère de l’intelligence artificielle. (Photo : gracieuseté)

Mais au-delà de l’histoire, cet ancien journaliste du FM 103,3 se posait la question : comment est-on capable de dire : oui, on a été copié selon tel ou tel critère?

«Au fil de mes recherches, je me suis rendu compte que cette cause-là encore aujourd’hui fait jurisprudence, qu’elle est enseignée dans les universités», explique-t-il.

Celui-ci évoque d’ailleurs le caractère très actuel de la cause, notamment alors qu’un comité parlementaire à Ottawa se penche sur la question de l’intelligence artificielle et du droit d’auteur.

«Donc, il y a des écrivains, des auteurs, des acteurs qui ont les mêmes questions que René Grignon a eues en 1991. Comment on fait pour protéger ses œuvres, son travail?» poursuit Carl Boisvert.

« Vous êtes tous des crisses de voleurs »

Comment a fait René Grignon, lui?

Il a pris la voie de la cour; une démarche onéreuse qui n’avançait pas, raconte René Grignon.

Il avait dépensé 10 000$ en frais d’avocat déjà lorsqu’un ami lui a organisé un rendez-vous avec le réputé avocat Gabriel Lapointe. Mais sans les sous et aigri des démarches non fructueuses, il est arrivé dans le bureau de Me Lapointe de mauvais poil.

«Il était dans une grosse firme. Le bureau était immense, les plafonds étaient hauts, il y a les secrétaires, le courrier qui arrive, ça court. Je me suis dit : câline, je ne pourrai pas me payer ça parce que mon avocat à 10 000$, c’est un petit bureau tout simple. Alors je suis arrivé dans son bureau et je l’ai engueulé en disant : vous êtes tous des crisses de voleurs» raconte René Grignon en riant.

«Lui m’a répondu : René, fait pas ton fanfaron! Et ça m’a fait rire. Je me suis dit :  si ce gars-là peut me faire rire, il est exceptionnel», poursuit-il.

Me Lapointe a donc plaidé la cause pro bono et l’a remportée, allant même jusqu’à chanter son plaidoyer.

«Ç’a été médiatisé parce que c’est une cause inusitée. Il était souvent question de meurtres, mais de la musique, c’était très rare dans le sens où René Grignon a été chanceux d’avoir eu Me Gabriel Lapointe, parce que ce sont des causes qui coûtent extrêmement cher. On a qu’à penser à l’histoire de Claude Robinson. Ç’a été long, périlleux, il y a eu des effets sur sa vie personnelle, sa santé», mentionne Carl Boisvert.

Pour Carl Boisvert, la chanteuse Martine St-Clair est une victime collatérale de cette histoire et n’a rien à se reprocher. (Gracieuseté : Louis Beaudoin)

Encore le nom du plagiaire

Avec le balado Chanson numéro 7 – La mélodie volée, Carl Boisvert souhaite que les gens soient plus conscients des créateurs derrière les œuvres musicales à l’ère de l’intelligence artificielle.

D’autant plus que 35 ans après la cause, on ne reconnait pas encore partout la composition de René Grignon.

«J’ai été voir sur les plateformes numériques et encore là, presque une fois sur deux, ce n’est pas le nom de René Grignon que l’on retrouve, mais celui du plagiaire, Jean-Alain Roussel», souligne Carl Boisvert.

René Grignon, lui, est rendu ailleurs, mais il est heureux de voir que son histoire sera racontée ailleurs que dans les universités. «Au moins il va rester quelque chose! Et je suis content d’avoir rendu hommage à Gabriel Lapointe et à tous les gens qui m’ont aidé», résume-t-il.

Le génie est sorti de la bouteille

Lorsqu’on questionne René Grignon sur l’intelligence artificielle, le compositeur reconnait que cette technologie fait peur, mais qu’elle ne s’en ira pas.

«Ce que je pense de l’intelligence artificielle, c’est que le génie est sorti de la bouteille et ne veut pas y retourner! On n’a pas le choix de s’adapter, on est pogné avec ça. À 67 ans, j’ai connu les commodores avec les petites disquettes d’un meg. J’ai vu évoluer ça sans arrêt et je sais que ça ne s’arrête jamais. Alors il faut apprendre à vivre avec», philosophe-t-il.

Le Longueuillois estime par ailleurs qu’il y a des façons de l’utiliser de façon créative. «Par exemple, on peut prendre un disque de Paul McCartney, enlever tous les instruments et garder seulement la voix. Et là vous pouvez vous en servir pour jouer de la guitare pendant que Paul McCartney chante, pratiquer votre musique. C’est fascinant», croit-il.