Culture
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La dernière cassette : un legs de la parole d’André Brassard

le jeudi 12 septembre 2024
Modifié à 15 h 03 min le 12 septembre 2024
Par Ali Dostie

adostie@gravitemedia.com

Au Théâtre de la Ville le 17 octobre

À la fin de sa vie, André Brassard a glissé de la lumière à l’ombre, la maladie le clouant à un fauteuil roulant, l’isolant dans son appartement, loin du milieu théâtral qu’il a fait briller durant quatre décennies.  À travers le personnage fictif d’AB interprété par Violette Chauveau, La dernière cassette met sous les projecteurs l’homme et le metteur en scène, ses réflexions sur la vie, sur l’art, sur ce métier de passion et de sacré.

«André Brassard disait toujours qu’il y avait André et Brassard. André, c’est l’homme qu’on connaît et Brassard, c’est l’homme public, relate Violette Chauveau. [Le metteur en scène Olivier Choinière] a travaillé sur les deux aspects : sur la lucidité d’André, sur l’homme de théâtre, son intelligence, sa sensibilité, son humanité, et sur le déclin physique de cet homme seul, abandonné, qui a été un grand metteur en scène. Sur la déchéance aussi. C’est le paradoxe d’André, de la pièce aussi.»

Inspirée de La dernière bande de Samuel Beckett, la pièce met en scène AB, un vieil homme handicapé, vivant seul dans son appartement. 

Dans l’œuvre de Beckett, Krapp se replonge dans ses souvenirs en écoutant et réécoutant des bobines, avant d’enregistrer celle de son bilan. AB replonge lui aussi dans ses mémoires, grâce à des cassettes, avant également de mettre sa voix sur bande pour la dernière fois. Choinière s’est inspiré de conversations, entretiens et anecdotes que lui a livrés Brassard. 

 (Photo: Gracieuseté - Valérie Remise)

Distance

Disons-le ainsi, AB n’a rien du casting habituel de Violette Chauveau. Néanmoins, cette actrice qui a travaillé à quatre reprises avec le metteur en scène et qui a bien connu «André» jusqu’à la fin de sa vie était un choix tout indiqué.

Le metteur en scène Olivier Choinière avait demandé à Brassard, au fait du projet, s’il avait un homme ou une femme à l’intérieur de lui. Une femme, avait-il répondu. Tous deux – qui se connaissaient très bien, depuis que le second a enseigné au premier à l’École nationale de théâtre – imaginaient Violette Chauveau dans ce rôle. 

«J’ai répondu "Vous êtes fou! Je ne serai pas capable de faire un homme de 75 ans, en chaise roulante. Vraiment, c’est un peu exagéré! Je suis flattée, mais non, je vais me casser la gueule!"» se rappelle la principale intéressée.
Aller voir Brassard et obtenir son approbation l’a convaincue.

Violette Chauveau (Photo: Gracieuseté - Julie Artacho)

Sur scène, l’actrice est méconnaissable : un costume noir crasseux reposant sur un ventre rebondi, un crâne dégarni tout aussi sale que le pâle visage qui laisse poindre un nez écarlate, de petites lunettes rouges, rondes et délicates, rappelant inévitablement celles du metteur en scène. 

Violette Chauveau  (Photo: Gracieuseté - Valérie Remise)

«Initialement, on m’avait fait un premier maquillage, très réaliste, et j’ai dit : mon Dieu, c’est fou, c’est André! Il faut garder ça, je suis André! Je capotais! Et Olivier m’a fait comprendre que c’était mieux d’avoir une distance par rapport au personnage, et il avait raison.»

Et distance il y a, avec ce personnage tragicomique et beckettien, inspiré de Krapp. «C’est un pari, franchement, qui a été relevé», soutient Mme Chauveau.

 (Photo: Gracieuseté - Valérie Remise)

La parole pour ne pas mourir

Présentée au Théâtre de Quat’sous en 2023 et actuellement en tournée, dont au Théâtre de la Ville le 17 octobre, la pièce sait toucher tant le milieu théâtral que le grand public, constate Violette Chauveau. 

Un homme de 76 ans y dresse le bilan de sa propre vie, songe à ce qu’est la vie, au théâtre. 

«Qu’est-ce qu’on fait là, où est-ce qu’on s’en va, pourquoi on est là; ce sont de grandes réflexions philosophiques, mais avec toute la simplicité qu’André avait de nommer les choses. Autant c’est un intellectuel, ses réflexions sont accessibles.»

-Violette Chauveau, à propos d'André Brassard

Celle-ci a connu Brassard à différentes périodes de sa vie. En 1997 d’abord, sur la production Contes urbains. Pendant le travail et les répétitions de Passé antérieur, chez Duceppe en 2003, Chauveau avait proposé au metteur en scène, qui peinait à se déplacer à la suite d’un deuxième AVC, d’aller le chercher et le conduire chez lui tous les jours. 

«J’habitais dans l’ouest, lui complètement dans l’est. Il disait que c’était trop loin, mais ça me faisait vraiment plaisir, raconte-t-elle. Notre relation a commencé un peu dans l’auto. Ce voyage-là, qui n’était pas très écologique, ça nous a rapprochés énormément. On a eu de grosses discussions sur le théâtre. Et quand il est tombé malade, j’allais le voir plus régulièrement.»

Lorsqu’il a monté Oh les beaux jours de Beckett en 2008 – l’un de ses derniers projets, son dernier étant Une truite pour Ernestine Shuswap… avec Violette Chauveau – Brassard disait se sentir dans son corps comme ce personnage enterré jusqu’à la taille.

L’actrice et lui avaient commencé ensuite à travailler la pièce Pas moi, de Beckett. Au personnage principal, il ne reste que la bouche, que les mots. 

«C’est un personnage qui parle pour ne pas mourir et il disait que ça le représentait», se remémore l’actrice.  

Le projet a été avorté, dû à l’état de santé du metteur en scène. On ne peut s’empêcher de voir dans La dernière cassette une façon de faire vivre cette parole. 

 (Photo: Gracieuseté - Valérie Remise)

«Ce spectacle est un legs de la parole d’André, croit la comédienne. Certaines personnes n’arrivaient pas à le voir de son vivant, en raison de son état, mais elles sont venues voir le spectacle et plusieurs ont dit avoir retrouvé Brassard, en me pleurant dans les bras. Il y a une espèce de réconciliation.» 

Legs «immense»

Le legs d’un metteur en scène est forcément moins tangible que celui d’un auteur ou d’un dramaturge. Néanmoins, il est très vivant, estime la comédienne. 

«Les metteurs en scène à Montréal, ils ont tous un peu d’André en eux, car le legs est immense. Et il a été à l’École nationale de théâtre, il a formé beaucoup d’étudiants et de metteurs en scène. Ce feu sacré qu’il avait en lui, c’est comme ça qu’il le nommait. Pour lui, c’était un métier de passion, un métier sacré, insiste-t-elle. Et c’est sur la transmission, ce show-là.»

Tant son œuvre sur scène que l’enseignement étaient portés par cette volonté d’entrer dans le cœur de ce qu’est un artiste. «Travailler avec Brassard, c’était ça aussi, fouiller et farfouiller les moindres détails de l’âme humaine, évoque Violette Chauveau. C’est un grand chercheur du cœur.»