Témoignage à Florence Charbonneau pour ses 100 ans
Un jour lorsque j’étais enfant, je regardais un film où le personnage principal avait un siècle d’âge. Je n’avais jamais pensé qu’on puisse vivre aussi vieux. Pour moi, on était déjà vieux à 50 ans et très vieux au-delà de 60 ans.
Aujourd’hui, c’est ma mère qui va avoir 100 ans à la fin du mois. Comme les choses ont changé. Ce n’est plus aussi extraordinaire que quand j’étais enfant, mais néanmoins, cela demeure une source d’inspiration et d’espoir.
Florence Charbonneau, ma mère, est née le 30 juillet 1921 à Viauville, un ancien quartier de Montréal. Elle était la deuxième fille d’une fratrie qui comptera par la suite sept frères en plus de sa sœur ainée. Si au début des années 20, la vie familiale eut un air de normalité, tout périclita pour Florence en 1929 lorsque son père quitta le foyer laissant femme et enfants carrément sur le trottoir.
À cette même époque ou au début des années 30, la famille de mon père qui habitait à Lachine connut également la pauvreté. La génération de mes parents a souffert de la Grande Crise, mais aussi de la guerre qui a suivi.
Paradoxalement, j’ai déjà entendu qu’à cette époque, malgré les privations et des moments difficiles, il y avait aussi de petits bonheurs de tous les jours qui cohabitaient avec cette vie simple. Durant la guerre pour des milliers de femmes, l’opportunité d’entrer sur le marché du travail et de décrocher un poste auparavant difficilement accessible se présenta.
Florence obtint un poste d’acheteuse dans une épicerie du centre-ville. Ses photos album de cette époque relatent ses vacances d’été avec ses amis dans différentes régions de la province. Il y a aussi des photos où on peut la voir habillée avec style marchant sur Sainte-Catherine, je présume.
Tout de suite après la guerre, alors que ma mère débutait une carrière, une fatalité frappa : ma grand-mère mourra prématurément épuisée par les épreuves de la vie. Ma mère était proche de ma grand-mère. Elle avait alors vingt-quatre ans et était suivie par sept frères dont le plus jeune avait à peine 6 ans. Elle décida avec l’aide de ses frères ainés de prendre les rênes de la famille. De ces années-là, tout comme ses frères, elle a conservé un bon souvenir : le jour, elle voyait à toutes les tâches familiales avec dévouement, et le soir, elle sortait avec ses copains pour se distraire et se divertir.
Mon père fût le grand amour de sa vie. Je suis né en 1954. Je me rappelle qu’à trois ans, Florence me faisait l’école à la maison le matin avant que j’aille jouer dehors. Ma sœur et moi, comme nombreux de notre génération, avons quitté tôt le nid familial. Durant plus de vingt ans, je menai ma vie en fréquentant peu mes parents, seulement durant des occasions de famille. Ce n’est qu’au moment où ma sœur et moi dûment prendre la décision de séparer mes parents que j’entra à nouveau dans la vie de Florence.
À 81 ans, mon père souffrait d’Alzheimer déjà depuis de nombreuses années. Florence était émotionnellement incapable de placer mon père. Le garçon que j’avais toujours été pour elle devenait un adulte sur qui elle devait compter. J’appris à accompagner ma mère depuis ce temps-là, depuis vingt-cinq ans. J’ai appris à mieux la connaître. Florence aimait sortir et rencontrer ses amis et faire de nouvelles connaissances. Elle lisait beaucoup et voyageait malgré ses modestes moyens. Elle a été très active et indépendante jusqu’à quatre-vingt dix ans. J’étais fier de la voir aller ainsi. J’appréciais son ouverture d’esprit sur le monde.
Vivre aussi vieux comporte inévitablement une calamité : on enterre tôt ou tard tous les siens et ceux qui nous sont proches. Il est arrivé des soirs où Florence me téléphonait dans la douleur de la perte d’un proche parent ou d’un ami de toujours.
Puis, vînt le jour où momentanément elle ne reconnut pas ma fille alors que nous étions chez moi assis dans le salon comme d’habitude. Quel choc ce petit incident! La maladie, l’Alzheimer et la démence, commençaient insidieusement à affliger ma mère. Vînt par la suite les errances et les pertes de mémoire de plus en plus fréquentes. Je plaçai ma mère dans une résidence près de chez moi à Saint-Hubert. Chaque semaine, je l’emmenais chez moi ou je la sortais comme elle aimait tant cela auparavant. Puis, tout cela est devenu impossible avec sa perte de mobilité. Je ne pouvais qu’aller la visiter. Juste avant la pandémie, je démenageai à nouveau ma mère dans un CHSLD tout neuf à seulement dix minutes de chez moi : quelle chance!
Aujourd’hui, ma mère ne parle pratiquement plus. Elle est assise dans une chaise roulante, et je ne suis pas certain qu’elle sache qui je suis. Elle a conservé tout son appétit, elle apprécie toujours le bon chocolat, et surtout, elle a toujours son beau sourire et sa bonne humeur.
Le personnel du CHSLD aime ma mère, et je suis heureux de voir que malgré tout, elle a la chance d’être dans un bel endroit entouré de gens humains dédiés à leurs responsabilités.
Par moment, la voir ainsi est aussi difficile. Les albums de photos sont désormais ma seule façon de communiquer avec elle. Occasionnellement, la famille prend des nouvelles.
Malgré tout ce silence qu’il y a maintenant entre moi et Florence, ces moments que nous passons ensemble sont pour chacun d’entre nous des moments privilégiés : pour Florence bien sûr, c’est le présent qui compte, peu importe ce que le présent est réellement devenu pour elle, et pour moi, j’ai appris au fil de ces dernières années à faire un peu chaque jour un deuil. J’apprends aussi à apprivoiser ma propre fin, et j’apprends à devenir un meilleur humain. Je crois que je vais conserver un bon souvenir des dernières années de ma mère malgré tout.
Cent ans, c’est un siècle, et jeune, jamais je n’avais pensé que j’allais le vivre avec ma mère.
Bonne fête Florence.
Ton fils Jacques
(Photo: Gracieuseté)
Mme Charbonneau, à 24 ans (Photo: Gracieuseté)