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Une politique de rémunération des cadres soulève de nombreuses questions

le mardi 16 juillet 2024
Modifié à 10 h 22 min le 19 août 2024
Par Ali Dostie

adostie@gravitemedia.com

Ces augmentations salariales de 9 et 22% détonnent, alors que 8 des 12 directeurs ont reçu une augmentation de 4,27%. (Photo: Le Courrier du Sud - Archives)

La nouvelle Politique de rémunération des cadres à la Ville de Brossard n’est pas passée comme une lettre à la poste. Au sein même de ceux qu’elle concerne, elle dérange à maints égards : des directrices embauchées en 2023 touchant des hausses salariales variant entre 9% et 22% – bien plus élevées que celles de leurs collègues –, le rejet de considérations telles que l’ancienneté, et une rétroaction fixée d’une manière jugée «incohérente».

Les salaires des directeurs, tout comme ceux de l’ensemble des cadres, qu’ils soient chefs de services, chefs de division ou superviseurs au sein de l’administration municipale, ont été revus en vertu de cette politique.

Sept employés ou anciens employés – dont cinq cadres – issus de trois directions différentes, ont parlé de ce dossier au Journal.

Hausses substantielles et inégales

Les directrices des ressources humaines, des finances et des communications – toutes embauchées en 2023 – sont les seules parmi l’ensemble des directeurs de la Ville à toucher au plus haut échelon de leur classe salariale. En 2024, leur salaire est de 180 400$. 

Dans le cas de la directrice des ressources humaines Martine Alie, il s’agit d’un gain d’un peu plus de 33 000$ (22,45%) par rapport à la rémunération établie dans son contrat signé en mai 2023, soit 147 324$. 

Ses deux autres collègues ont bénéficié de hausses de 11,5% et 9,3%, selon des données obtenues en vertu de la Loi d’accès à l’information et d’autres documents. 

De plus, ces trois directrices sont des employées contractuelles. Selon la politique de rémunération, «le contrat de travail individuel d’un employé cadre convenu avec la Ville a préséance sur la présente politique».

«C’est comme avoir le beurre et l’argent du beurre, illustre une cadre. Un contrat, ça devrait être hors échelle.»

Le contrat de Mme Alie, dont le Journal a obtenu copie, mentionne toutefois qu’«il est entendu qu’au terme de l’étude de marché à venir, le salaire de l’employé sera révisé en fonction du salaire maximal de la nouvelle échelle». Son contrat est d’une durée de quatre ans.

Ces augmentations salariales détonnent, alors que 8 des 12 directeurs ont reçu une augmentation de 4,27%.

À l’inverse des nouvelles arrivées, des directeurs qui cumulent plusieurs années d’expérience se sont vu accorder un salaire de 153 622$, soit entre l’échelle minimum et l’échelle «du marché» de leur classe salariale, selon des documents obtenus par Le Courrier du Sud. 

Pour ajuster les salaires des directeurs, la Ville a suivi la recommandation de «faire évoluer le salaire actuel après avoir réalisé une appréciation d’équipe de la contribution». 

Le directeur général, considéré «hors échelle» dans la Politique de rémunération, a vu son salaire passer de 262 650$ en 2023 à 273 874$ en 2024. Il s’agit d’une rémunération d’environ 2000$ de moins que celle qu’a obtenue en 2023 le directeur général de la Ville de Longueuil.

Rétroaction : effet à géométrie variable

Le 21 décembre 2023, une lettre a été acheminée à l’ensemble des cadres. 

«Afin de ne pas retarder indûment les ajustements et révision des salaires, nous avons décidé d’appliquer directement le projet de politique en élaboration», indique la lettre signée par la directrice des ressources humaines Martine Alie, dont le Journal a obtenu copie. 

À ce moment, la Politique de rémunération n’avait pas été adoptée par le conseil municipal.

La lettre indique la nouvelle classe salariale de l’employé, son nouvel échelon, et le salaire associé, établi «au premier échelon offrant un salaire supérieur à son salaire actuel».

«C’était personnalisé, mais tu ne pouvais te comparer à rien, rapporte une employée. On ne retrouvait pas la grille salariale complète.»

Les cadres ont également eu droit à une rétroaction, car la Ville avait annoncé qu’une révision salariale serait opérée en 2023, mais celle-ci n’a été adoptée que le 19 mars 2024. Selon la lettre, la rétroactivité devait être versée le 14 mars.

La lettre détaille le calcul de la rétroaction, selon lequel la date d’embauche est prise en considération, sans tenir compte de l’année d’embauche, soulèvent des employés.

Ainsi, «si tu es embauché le 2 janvier 2023, tu as 50 semaines de rétroaction, mais si tu as été embauché le 15 décembre 1999, tu auras deux semaines de rétro», illustre une deuxième cadre.  

Des employés cumulant plus de dix ou six ans au sein de la Ville ont reçu une rétroaction de l’ordre de 1500$ ou de moins de 100$, parce qu’embauchés à la fin d’une année. 

A contrario, des employés embauchés au début 2023 ont bénéficié d’une rétroaction dépassant les 10 000$.

La directrice des ressources humaines Martine Alie, embauchée en mai 2023, a obtenu la plus haute rétroaction de l’ensemble des cadres : 17 524$.

Presque appliquée avant d’être adoptée

Le calcul de la rétroaction et le manque de données sur le portrait d’ensemble ont rapidement fait réagir.

«Il y a eu un déferlement. Ç’a pris cinq minutes, c’était la panique! Tout le monde se comparait! témoigne une cadre.

Après Noël, le directeur général sentait la soupe chaude. Il a commencé à avoir des demandes d’accès à l’information de cadres qui voulaient se comparer», ajoute-t-elle.

Appliquer une politique avant son adoption au conseil contrevient aux règles de la Ville, soulignent des employés. 

La directrice des ressources humaines «a eu un go pour envoyer sa lettre. Mais la grille salariale fait partie intégrante de la Politique de rémunération des cadres. Pour l’autoriser, ça doit être entériné par le conseil», selon une ancienne employée.

Dans une note de service datée du 6 mars, la Direction des ressources humaines a finalement annoncé vouloir faire entériner la politique par le conseil avant de verser ces montants, et ce, «compte tenu que certains cadres ont soulevé des questionnements».

La politique a été adoptée le 19 mars. 

«Un chef, c’est un chef»

Selon la Politique, l’équité interne entre l’ensemble des cadres repose sur la «portée des contributions associée à chacun des niveaux de gestion».

Ainsi, elle met respectivement sur un même pied tous les chefs de division, tous les chefs de service, etc. 

«Que tu aies un plus gros budget à gérer, plus d'employés ou plus de responsabilités, ce n’est pas pris en considération», soulève une cadre qui témoigne au Journal.

«On nous a mis dans les dents une nouvelle échelle salariale qui vient dire «un chat c’est un chat»», renchérit une autre. 

Quant à l’ancienneté, elle a été reconnue à l’embauche, selon les réponses qu’ont reçues des employés. 

«Il y a des choses qui ne font pas de sens là-dedans, renchérit un cadre. Certains ont fait une demande de réévaluation et ont eu une fin de non-recevoir. Ça créé une iniquité au sein des mêmes entités. Que l’ancienneté soit effacée du revers de la main, ce sont des irritants, et ç’a été soulevé de façon massive.»

«C’est un dossier purement RH, c’est elle [Martine Alie] qui a signé la lettre [du 21 décembre] mais pour s’en sortir, ceux qui avaient des questions ont été référés aux directeurs», évoque-t-il.

«Je ne sais pas qui la protège, la mairesse ou le directeur général, mais ça ne se peut pas que ça ait passé. Il y a un manque d’imputabilité.»

-Un cadre, à propos de la directrice des ressources humaines

Devant ce qu’ils considèrent comme des «incohérences», deux cadres ont porté plainte à la Commission municipale du Québec, entre autres à ce sujet. 

Devant le refus de leurs requêtes, ils se sont tournés vers Le Courrier du Sud.

Autre incongruité aux yeux de plusieurs employés : la politique de rémunération des cadres, telle qu’adoptée par le conseil, omet le coût qu’elle représente pour l’administration municipale. 

À titre de comparaison, un sommaire décisionnel concernant la grille salariale des emplois saisonniers adoptée un an plus tôt indique qu’elle entraîne une dépense supplémentaire de près de 17 000$.

«Aucun gestionnaire n'a le privilège de déposer un sommaire entrainant une dépense sans la justifier dans l'aspect financier, lance un cadre. Cette situation est absolument anormale.» 

«Équité assurée»

La politique de rémunération a été pilotée par un comité incluant trois personnes de la direction des ressources humaines, le directeur général Guy Benedetti et deux représentants de Normandin Beaudry, firme-conseil en rémunération globale.

L’équité externe, soit l’étude de marché, tout comme l’équité interne des fonctions, faisaient partie du mandat qu’a accordé la Ville à Normandin Beaudry. 

«Normalement, tu sais c’est quoi ta structure, ta description d’emploi et tu fais l’adéquation, et ça, c’est l’équité interne, explique M. Benedetti. Considérant que les directions avaient été mandatées de réviser leur plan d’organisation, il a été décidé que l’équité interne se ferait en fonction du niveau hiérarchique. […] Il s’agissait de l’approche la plus adéquate dans les circonstances.»

Précisons qu’à la suite d’un sondage organisationnel tenu au printemps 2023, trois axes d’interventions ont été établis.

Parmi ceux-ci, l’organisation du travail demandait à chaque direction de se doter d’un plan d’organisation. Chaque direction est ainsi invitée à y définir sa mission, son mandat, ses enjeux, ses orientations, une structure proposée et ses besoins en effectifs. 

En réponse aux interrogations de cadres qui déplorent que des considérations telles que la taille de l’équipe ou l’ampleur du budget à gérer n’aient pas été prises en compte dans la politique, Audrey Campbell, conseillère principale en rémunération chez Normandin Beaudry, explique qu’au sein de la Ville, «on est avec des emplois assez circonscrits et des conditions de travail assez uniformes entre les emplois; des emplois de cadres et de professionnels».

De plus, la valeur monétaire du budget est moins considérée que l’impact et le niveau de responsabilité et le niveau décisionnel des employés à son égard. 

Ayant pour mandat l’équité interne, «on est plus dans les chaises que dans les personnes qui occupent la chaise», image Anna Potvin, chef de la pratique rémunération chez Normandin Beaudry qui, comme sa collègue, assistait par vidéo à la rencontre entre la Ville et le Journal.

À cet égard, «l’équité envers la personne est couverte par le contrat de travail individuel, précise M. Benedetti. Il appartient aux parties de convenir du juste équilibre dans les circonstances.»

Sur la rétro

L’équité envers l’organisation, qui revient à une question de gestion de la masse salariale, relève quant à elle de la Ville. C’est donc la Ville qui a décidé d’intégrer le cadre dans sa nouvelle classe à l’échelon immédiatement supérieur à son salaire 2023.

C’est aussi la Ville qui a décidé que la rétroaction serait fixée en fonction de la date d’anniversaire d’embauche, ce qui est conforme à ce qui était déjà en vigueur. 

«Tous les ans, les gens qui étaient en progression salariale avaient une première hausse en janvier et leur avancement d’échelon se faisait à la date anniversaire de nomination, expose le directeur général. La différence, c’est qu’en 2023, on l’a fait rétroactivement. Si on avait été prêt le 1er janvier, ça aurait été le même résultat. L’ajustement est donc variable d’une personne à l’autre.» 

Le maintien de l’avancement d’échelon à la date d’anniversaire a même fait l’objet d’une discussion au sein de l’équipe de direction, soutient-il, et «unanimement, on s’est dit : laissons-le de même».

Ainsi, en 2024, les employés cadres ont touché une hausse salariale de 2,5%, à laquelle s’ajoutera l’avancement d’échelon en cours d’année.

Concernant les divergences de hausses salariales entre divers cadres et directeurs, M. Benedetti assure que «personne n’a été lésé. C’est factuel. Avant, on avait autour de 60% des employés qui étaient plafonnés, au maximum de leur ancienne échelle, et là, on a 80% qui sont en progression.»

«On peut regarder pitou vaut plus que minou, mais globalement, ça prouve que le besoin de l’étude de marché et d’une nouvelle politique de rémunération était réel.»

Quant à la question des directeurs contractuels inclus dans la politique de rémunération, M. Benedetti insiste sur le principe selon lequel la politique générale s’applique à tous, alors que les contrats sont spécifiques à des personnes et que «le plus élevé des deux s’applique à la personne».

Et quant à l’avancement d’échelon spécifique aux directeurs, en vertu d’une appréciation de la contribution d’équipe, il est établi selon le niveau d’atteinte des objectifs corporatifs.

«Il faut être rassembleur plutôt que diviseur, signifie M. Benedetti. L’appréciation, je tenais que ce soit d’équipe. On s’aime tous égal, en autant qu’on rame dans le même sens.»

Sur son application et adoption

Quant à l’application de la politique de rémunération, Guy Benedetti martèle qu’elle n’a pas précédé son adoption par le conseil. Il insiste que la hausse salariale annuelle de 2024 a été appliquée en fonction de la politique salariale précédente.

Et, conformément à la deuxième note de service datée du 6 mars, les rétroactions ont effectivement été versées après l’adoption au conseil, soit le 4 avril.

Questionné sur la lettre acheminée aux cadres le 21 décembre, qui spécifiait qu’«afin de ne pas retarder indûment les ajustements et révision des salaires, nous avons décidé d’appliquer directement le projet de politique en élaboration», M. Benedetti admet qu’il y a eu un changement d’avis en cours de route.

«Oui, on avait cette intention, se défend-t-il, car on s’est dit : on ne peut pas le faire, le conseil l’a pas adopté, alors on l’a pas fait…»

À propos du coût de la politique de rémunération des cadres, l’impact financier de l’intégration des salaires à la nouvelle structure de rémunération est de 222 847$ (1,8%) pour 2023, un montant connu des élus, assure-t-on. Ce coût s’ajoute à l’indexation des salaires fixée à 3% en 2023.

Quant aux réactions «nombreuses» à la politique de rémunération, le directeur général dit mettre ça en perspective.

«La Ville, c’est l’équipe de direction, mais ce n’est pas une personne, c’est une équipe. La politique de rémunération, et son application, a été expliquée à l’équipe de direction et on a dit : c’est à vous de gérer votre monde. Et si vous avez besoin d’aide, les RH vont vous aider.»

 

 

Beaucoup de chiffres

En réponse à une demande d’accès à l’information du Courrier du Sud sur les salaires 2023 et 2024 ainsi que les rétroactions des cadres, la Ville de Brossard a fourni les salaires effectifs au 31 décembre 2023, soit les salaires tenant compte de la nouvelle politique de rémunération des cadres, et ce, même si elle n’avait pas été adoptée.

Il a été nécessaire de se référer aux données que la Ville avait plutôt transmises au Journal de Montréal, dans son dossier sur les salaires de la fonction publique, pour obtenir les salaires 2023 qui démontrent le réel effet de la politique.